Le Père Luc de Bellescize a célébré mercredi soir la messe de Saint-Hubert de So Chasse le Club en l’église Saint Séverin. Cette soirée tant attendue a permis aux parisiens de retrouver un peu de quiétude au son de l’Ave Maria, de l’hommage aux piqueux et bien sûr de la Saint-Hubert. C’est aussi à cette occasion que notre bon Padre en profite pour faire passer quelques messages à l’attention des chasseurs, mais aussi à ceux qui sont très « éloignés » de cet art ancestral. Nous avons le plaisir de vous relayer son sermon !
Chers frères et sœurs,
- Dans mon beau pays du Dauphiné, sous la garde des hautes montagnes, de la chartreuse et de ses chamois, du Vercors et de son sang versé, mon père chassait le coq de bruyère quand j’étais enfant et j’ai été bercé du récit des souvenirs, embellis par le temps, patinés par les ans. C’est de l’enfance que dépend toute la vie. Pour moi, elle était faite de ces attentes anxieuses des retours de chasse, de l’odeur du chien mouillé, Sam, un magnifique setter Gordon, des discussions d’adultes au coin du feu où les hommes fumaient et buvaient des liqueurs fortes. Quelques bécasses pendaient au fil dans la pièce froide. Peu, c’était rare. Nous n’étions pas à ces grandes battues où quelques citadins habillés comme des gravures de mode n’ont jamais rabattu un buisson, ni plumé, ni cuisiné, s’emploient à tirer des oiseaux lâchés des boîtes, que leur compagne apeurée mettra dans la poubelle de la station d’autoroute au retour de Sologne, bien masquée sur le nez pour éviter toute contamination de la grippe aviaire. Heureux temps où l’esprit du monde n’imposait pas encore de boire du Coca zéro, de garder la distanciation sociale et d’avoir des patch de Nicorette. L’ambiance était plutôt tweed que Licra. Les enfants se taisaient à table, car l’enfant doit longtemps se taire s’il veut devenir un homme qui a quelque chose à dire, sous peine d’assommer le monde de l’odieuse enflure de son « Moi ».
- Le premier livre de chasse que j’ai lu était un ouvrage du général Chambe, Propos d’un vieux chasseur de coq. Le général Chambe était aviateur de combat pendant la guerre. Pour lui, la vie était un don fragile à recevoir et la mort une simple habitude à prendre. Il vivait chez nous, en Dauphiné. Il évoque la montagne, l’ascension, la rencontre des bergers qui menaient leurs troupeaux aux alpages pour obtenir ce lait épais, parfumé, qui sert à faire le Beaufort. C’était un très grand fusil. Il raconte pourtant son plus beau souvenir de chasse : deux petits coqs lancés en plein vol dans la lumière, dans le décor féérique des Alpes, qu’il refusa de tirer. Il est de ces instants éternels où l’homme goûte la très haute beauté, la beauté pure, celle qui ne peut pas mentir ni nous détourner vers les idoles et les passions charnelles. Qu’est-ce qui distingue un bon d’un mauvais chasseur ? Sans doute le bon chasseur est-il celui qui ne s’habitue jamais vraiment à donner la mort, qui ne peut nier entièrement cette contradiction. Je ne veux pas verser dans le sentimentalisme… Saint François d’Assise n’était pas un bobo écolo chevelu qui refusait de marcher sur des « arbres morts », invoquait sa « conception de la végétalisation » et mangeait exclusivement des graines de courge et des salades de quinoa… Les apôtres étaient pécheurs et tuaient des poissons, l’agneau pascal mangé chaque année par le Christ, préfiguration de sa Pâques, n’était pas mort de mort naturelle… Mais il y a toujours quelque chose d’ambigu dans la mort d’un animal sauvage, une joie mêlée d’un peu de peine quand ses yeux vivants se couvrent d’un voile, comme s’il n’y avait pas d’autre moyen de posséder sa beauté.
- Parfois mon oncle sortait sa trompe entre deux grands verres. Il sonnait des airs joyeux aux filles impossibles et aux femmes de rêve, aux grands amis, aux souvenirs de chasse. Souvent elle se faisait murmure, supplication, comme pour pleurer les morts, sonner le Kyrie des gueux et l’adieu aux piqueux. La trompe et l’orgue sont deux instruments liturgiques, car ils sont traversés d’un souffle. L’homme est aussi un instrument, un corps traversé d’un souffle, d’une âme vivante. Pourvu qu’il n’oublie jamais qu’il a une âme, qu’il est son âme. La trompe est la palpitation des âmes. Son écho s’entendait au loin, dans la résonance du vallon. On sonnait le point du jour, l’appel, le bien aller, le bonsoir, à l’image de nos vies qui passent. L’homme se lève au matin, l’homme se couche le soir. Il vit et il meurt, il tombe et se relève. La chasse nous plongeait dans le rythme du monde, le respect des saisons et des hommes, la courtoisie envers les femmes, cette vertu trop oubliée qui consiste à faire passer l’autre avant soi. On y rencontrait les « vrais gens » comme on dit, pas des citadins déracinés en milieu rural qui sacralisent la nature sans la connaître et déploient le même fanatisme dans la protection de l’environnement que celui qu’ils déploient pour éradiquer les hommes. On fréquentait les gens de la terre, durs au mal, qui ont gardé la sagesse du rythme des saisons. Les hommes ne se rencontrent plus aujourd’hui… On reste entre soi. Nous n’avons plus le service militaire et la France se referme frileusement dans la tentation communautariste. La chasse permet de mêler des personnes de toutes catégories sociales, particulièrement la chasse à courre, bien loin de l’image purement élitiste qu’elle véhicule pourtant.
- « Sachez que j’ai tout appris des arbres » disait saint Bernard de Clairvaux à ses novices. Le sens de la terre est le rempart contre toutes les idéologies, le remède contre l’orgueil solitaire de celui qui prétend tout maîtriser et mener sa vie par lui-même selon ses passions. La terre nous impose l’obéissance, nous rappelle tout simplement que nous ne sommes pas Dieu. « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière ». Nous fêtons aujourd’hui la conversion de l’apôtre Paul. Dans l’immense tableau du Caravage, il est représenté comme un homme en armes tombé à terre, effondré, écrasé sous la domination de son cheval. Le cheval, pour l’homme d’Israël, c’est Pharaon et ses chars, c’est l’hubris, la démesure, l’excès de celui qui, enfermé dans son idéologie religieuse, a trop oublié qu’il n’était qu’un homme, même s’il prétendait sauver l’honneur de Dieu. Alors Saül devient aveugle. Celui qui pensait voir par lui-même perd la vue. Il sera illuminé, baptisé dans le Christ et annoncera le Seigneur par toute la terre. Saül devient alors Paul, Paulus, le petit, car la force de Dieu se déploie dans la faiblesse. « Cinq fois, j’ai reçu des Juifs les trente-neuf coups de fouet, dit l’apôtre. Trois fois, j’ai subi la bastonnade ; une fois, j’ai été lapidé ; trois fois, j’ai fait naufrage et je suis resté vingt-quatre heures perdu en pleine mer. Souvent à pied sur les routes, avec les dangers des fleuves, les dangers des bandits, les dangers venant de mes frères de race, les dangers venant des païens, les dangers de la ville, les dangers du désert, les dangers de la mer, les dangers des faux frères. J’ai connu la fatigue et la peine, souvent le manque de sommeil, la faim et la soif, souvent le manque de nourriture, le froid et le manque de vêtements, sans compter tout le reste : ma préoccupation quotidienne, le souci de toutes les Églises » (2 Co 11).
- Toute élévation véritable suppose un retour à la terre. L’homme doit consentir à n’être qu’une créature qui tombe et que Dieu relève dans sa miséricorde, afin qu’il n’oublie jamais que le sens de sa vie ne consiste pas à la mener par lui-même, au galop de son cheval d’orgueil, au gré de ses passions égoïstes, fussent-elles religieuses ou cynégétiques, mais à entrer dans l’humilité d’un cœur ouvert à la grâce. La chasse, comme toute passion, peut perdre les âmes, disloquer les couples, éclater les familles, devenir un art de l’esquive où l’homme se divertit de vivre pour mieux oublier qu’il meurt. Mais elle peut aussi aider l’homme à obéir à la terre, à respecter le rythme de ses saisons, à se mesurer avec ce qui le dépasse. Elle peut l’aider à ne pas rester au seuil de son âme, à chercher de « quêtés en requêtés » la beauté qui demeure à travers ce qui passe, à voir en toutes choses la Croix du Christ victorieux de la mort, comme Hubert à genoux la contempla entre les bois du cerf. Amen.